«Le Mexique est aux prises avec la
narco-politique»
Pour Irma Eréndira
Sandoval, qui étudie la corruption au Mexique, le récent
massacre de 43 étudiants est révélateur d’un Etat désormais au service des
narcotrafiquants contre la population et la contestation. Irma E.
Sandoval est professeure à l’université nationale autonome du Mexique.
Elle y dirige le Laboratoire de recherche sur la corruption et la transparence.
Elle est actuellement professeure invitée à Sciences Po/Sorbonne
Nouvelle.
Cette tuerie est très significative car elle
démontre que le pouvoir cherche
à briser le cycle de manifestations
en cours au Mexique. Les victimes fréquentaient l’école normale d’instituteurs
d’Ayotzinapa, qui forme des enseignants ruraux. Elles étaient réunies
pour lever des fonds afin
de pouvoir se rendre à la
commémoration d’une autre mobilisation estudiantine qui se termina, elle aussi,
par une tuerie, bien plus grave celle-là, le massacre de Tlatelolco, le
2 octobre 1968.
Le Mexique subit la violence des narcotrafiquant
depuis 20 ans, mais l’Etat jusque-là se contentait de prendre parti pour
l’un ou l’autre des barons de la drogue et de cibler ses rivaux.
Aujourd’hui, l’Etat vise directement ceux qui contestent son autorité. Nous en
sommes arrivés à un point où l’on peut comparer la situation
du Mexique à celle du Chili sous Pinochet. La Colombie n’offre même pas un point de
comparaison crédible, car au Mexique, les relations entre narcos et
responsables politiques sont bien plus étroites. Les premiers interlocuteurs
des narcos ne sont pas des organisations comme les FARC ou des milices, mais
bien nos représentants élus.
Le bilan d’Enrique Nieto en la matière ne le laisse
pas croire. Lorsqu’il était
gouverneur de l’Etat de Mexico, entre 2005 et 2011, il a également fait face à
d’intenses mouvements de contestation, sans avoir engagé le
dialogue avec les opposants. On a pu s’en rendre compte lorsque
les habitants de San Salvador Atenco, une petite ville près de Mexico, se sont révoltés contre
le projet d’aéroport international qu’il défendait.
M. Nieto a préféré se braquer et employer la manière
forte. La répression policière fit plusieurs morts. Aujourd’hui président,
M. Nieto mène la même politique anti démocratique.
Cette stratégie s’est retournée contre le
gouvernement car elle ne fait qu’accélérer la prise de conscience en cours.
Les gens continuent
à manifester en
dépit du sentiment de peur que le gouvernement cherche à diffuser. Les électeurs sont
désabusés et ne voient plus l’utilité des différents scrutins. Et c’est très
malheureux. Mais c’est une conséquence naturelle de la situation. Il faut changer les choses.
Q. Laurent
Fabius affirmait récemment que « le Mexique reste un Etat
démocratique », vous êtes donc en désaccord avec lui ?
Oui et non. Car si l’on ne considère
que les institutions et leur fonctionnement, le Mexique n’est pas une
démocratie. Mais si notre regard se porte plutôt sur la société
civile, oui, le Mexique est bien une démocratie.
Il est du reste très significatif que le ministre
français des affaires étrangères emploie ce verbe, rester. Il ne nous dit pas
que le Mexique “est” une démocratie, mais qu’il demeure, malgré tout, une
démocratie. En reconnaissant de manière implicite ce hiatus, Laurent Fabius
semble nous rappeler la nécessité
de reconstruire notre
démocratie.
Certains estiment que le Mexique est un Etat failli
(failed state), je ne crois pas que ce soit le cas. En plus d’une société
civile vigilante, le Mexique dispose d’une grande force économique, notamment
grâce au pétrole.
Q. Partagez
vous l’idée selon lequel le Mexique est il aux prises avec la
« narco-politique » ?
Il y a une industrie de la guerre, de la drogue, une autre qui s’occupe de blanchir l’argent. Ces secteurs
d’activité sont très prospères et ont cannibalisé le pays. Ce massacre en donne la preuve. L’armée est gagnée par ce mal. Depuis une dizaine d’années, elle est
devenue un acteur politique important en s’appuyant sur la guerre contre la
drogue. Alors qu’ils avaient pour tradition de faire profil bas, les
généraux se présentent maintenant comme des figures d’autorité dans notre
démocratie et cherchent à se faire connaître du public, ce qui est très
inquiétant.
Q. Les
États-Unis sont-ils en partie responsables la situation ?
Oui, à bien des égards. Le dictateur Porfirio Díaz,
au pouvoir de 1884 à
1911, et mort ici à Paris, disait ainsi « pauvre Mexique, si loin de Dieu, si près
des États-Unis ». Cela reste toujours vrai. L’accord de libre-échange
nord-américain, entré en vigueur en 1994, a déstabilisé notre pays,
ruinant l’agriculture locale. En vingt ans, nous avons vu disparaître les
petits paysans au profit d’un modèle industriel de production qui a provoqué de
vastes mouvements de population. L’initiative de Mérida a également déraillé.
Lancée en 2007, elle devait aider le Mexique
à lutter contre les
narcotrafiquants, en finançant l’achat de matériels militaires. Or, cet
équipement sert aujourd’hui dans une guerre contre l’ensemble de la société.
Par ailleurs, la militarisation de la frontière
mexicano-américaine a transformé le Mexique en zone tampon où se trouvent tous
les migrants d’Amérique latine qui souhaitent aller aux États-Unis
sans y parvenir. Cela vient
aussi fragiliser le
Mexique. Sans parler de l’import
illégal d’armes venant des États-Unis, où elles sont en vente libre, et qui
viennent alimenter la violence
dans notre pays. On sait aussi grâce au Wall Street Journal que des
agents américains conduisent des opérations spéciales au Mexique en se
faisant passer pour des agents
mexicains, sans l’autorisation de nos autorités. C’est un
scandale et un profond manque de respect pour nos institutions.
Q. Vous provenez vous-même de l’Etat de
Guerrero où ces 43 étudiants ont disparu. Que pouvez-vous nous dire de cette
région ?
- Cet Etat porte le nom de Vicente Guerrero (1782-1831), qui fut l’un des leaders de la guerre d’indépendance (1810-1821) et président du Mexique. Sous son autorité, notre pays fut l’un des premiers en Amérique Latine à abolir l’esclavage en 1829. L’Etat du Guerrero fut l’un des centres de la mobilisation étudiante dans les années 1960 et la guérilla d’inspiration communiste y est née dans les années 1970.
Il faut cependant être attentif à une
chose, la mobilisation est aujourd’hui en train de se radicaliser.
La violence s’installe, bien que de manière encore limitée. Des manifestations
sont organisées aux abords des bureaux du PRI et le lobby est incendié, idem à
la législature locale. Il n’y a pas d’émeutes, les objectifs sont définis à
l’avance. Mais il faut s’inquiéter de ces développements. La tension ne fera
que monter à mesure que
l’on approchera des élections locales en juillet 2015.
Propos recueillis par Marc-Olivier Bherer
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